Les Iles Sanguinaires sont un petit archipel posté devant la Baie d’Ajaccio. Il est face aux vents dominants et reçoit la houle de la haute mer. Sans arrêt, dans un mouvement lent de va et vient, les vagues arrivent sur les grèves et les récifs de porphyre rouge. Elles ne cessent de couvrir et découvrir le sable et le rocher.
Les japonais ont donné un nom à ce phénomène, Nagori. Ryoko Sekiguchi nous apprend que « l’étymologie du mot se rapporte à nami-nokori, « reste des vagues », qui désigne l’empreinte laissée par les vagues après qu’elles se sont retirées de la plage. Cela comprend à la fois la trace des vagues, ces sillons immatériels dessinés par les vagues sur le sable, et les algues, coquillages, morceaux de bois et galets abandonnés sur leur passage. »[1]
La trace que laisse la vague sur le sable est impalpable, évanescente, mais un court instant nous l’avons vu et en gardons plus ou moins longtemps le souvenir.

Nagori a d’autres significations.
C’est aussi l’arrière saison, le moment des fruits trop murs, presque blettes, les vendanges tardives, où la pourriture commence à prendre la grappe. C’est l’instant où commence la nostalgie de la saison qui a été.
Nagori a aussi d’autres sens. « Par extension il peut désigner ce qui « reste », personne ou objet, ce qui subsiste dans le monde en lieu et place d’une personne morte, comme un enfant rappelle ses enfants décédés à ceux qui les ont connus. Il peut encore s’agir du moment de la séparation, ou de la fin de vie. Ou de l’état de quelque que chose qui persiste comme ces quelques fleurs restées sur l’arbre à la fin de la saison. » Nous dit encore Ryoko Sekiguchi.
Les Sanguinaires attirent la nostalgie du Nagori, avec leurs tours génoises du XVIe, destinées à avertir de l’arrivée des pirates barbaresques, avec leur phare datant de 1870, avertissant les bateaux de l’imminence des récifs. A l’heure du radar et du GPS, tout ceci n’a plus d’utilité, sauf pour quelques touristes égarés.
Les Sanguinaires gardent aussi le souvenir d’un monument littéraire de la Provence, «Les lettres de mon moulin». Alphonse Daudet raconte, qu’avant de venir dans son moulin, c’est aux Sanguinaires qu’il allait pour rêver. « Vous connaissez, n’est-ce pas, cette jolie griserie de l’âme ? On ne pense pas, on ne rêve pas non plus. Tout votre être vous échappe, s’envole, s’éparpille. On est la mouette qui plonge, la poussière d’écume qui flotte au soleil entre deux vagues, la fumée blanche de ce paquebot qui s’éloigne, ce petit corailleur à voile rouge, cette perle d’eau, ce flocon de brume, tout excepté soi-même. »[2]

Mémoire
Comme la vague efface ce qu’elle a apporté, notre mémoire oublie les souvenirs qu’elle a emmagasinés. Lorsqu’elle les conserve, elle les décompose en morceaux pour mieux classer et regrouper. Lorsque nous avons besoin de faire revenir un souvenir, elle reconstitue l’image à partir de ses morceaux éparts. S’il manque un morceau du puzzle, la mémoire le remplace par un autre morceau venant d’un autre souvenir. Elle peut même construire des chimères, de faux souvenirs, qui ont l’air aussi vrais que des vrais.
L’exégète Bart D.Ehram a fait tout un travail documentaire sur les témoignages oculaires. Entre autre, il prend l’exemple d’une catastrophe survenue aux Pays-Bas. En 1992, un Boeing de la compagnie El Al s’est écrasé sur un immeuble de la banlieue d’Amsterdam. « Dix mois plus tard, en août 1993, le professeur de psychologie hollandais, Hans Crombag, et deux de ses collègues réalisent un sondage auprès de cent quatre-vingt-treize personnes : professeurs, personnel et étudiants universitaires du pays. Parmi les questions figure celle-ci : « Avez-vous vu les images du crash à la télévision ? » Dans leurs réponses, cent sept des personnes sondées (55 %) ont répondu par l’affirmative. Plus tard, les chercheurs réalisent le même sondage avec la même question auprès de quatre-vingt-treize étudiants d’une école de droit. Cette fois, soixante-six des répondants (62 %) ont confirmé qu’ils avaient vu les images. Le problème est qu’aucune image n’a jamais été retransmise ! »
[3]
Pour soigner cet oubli, nous conservons des monuments. Ils peuvent être des livres, comme celui d’Alphonse Daudet, ou des édifices. Eglises, châteaux, lavoirs, calvaires, plaques de rue, vieux outils nous laissent la trace d’un passé révolu. Ils sont comme le bois flotté que ramène la vague. Ils ont en eux le souvenir de l’arbre qu’ils ont été, mais aussi de la corrosion par le sel, et de la force des courants qui les ont brisés ou polis. Nous leur vouons un culte, en les entretenant et en les visitant.
Pourtant nous avons souvent oublié à quoi ils servaient, à qui ils servaient, comment ils servaient. C’est l’objet de ces chroniques d’expliquer ces monuments, conserver la mémoire de leur usage, en restant sur le Pays d’Aigues où j’habite et ses alentours.
Pourquoi le Pays d’Aigues ? Précisément parce que j’y habite, et qu’il est donc plus facile pour moi d’en parler et de collecter images et histoires.
Pourquoi vouloir conserver la mémoire de ces monuments ? Pas par nostalgie du temps passé. Ces temps n’étaient pas nécessairement heureux, ils ont été aussi des époques de guerres, de massacres, de famine et de maladie.
Mais parce que je crois que nous ne créons jamais à partir de rien. En ce temps où nous voudrions inventer une nouvelle façon de vivre ensemble, les expériences du passé aident à imaginer un autre futur. La collecte d’évènements passés et d’objets oubliés, même modestes et apparemment sans importance, permet d’imaginer des solutions nouvelles aux problèmes d’aujourd’hui.

[1] Ryoko Sekiguchi : Nagori (POL ; 2018)
[2] Alphonse Daudet : Lettres de mon moulin in œuvres complètes (ici-e-books ; 2017)
[3] Ehrman, Bart D.. Jésus avant les évangiles : Comment les premiers chrétiens se sont rappelé, ont transformé et inventé leur histoire du Sauveur (Bayard Culture. Édition du Kindle. 2017)