Quand vous entrez dans l’église Saint Martin d’Ansouis, vous voyez devant vous l’autel de Saint Sébastien[1]. Il est surmonté d’un grand tableau représentant le saint, entouré de colonnes torsadées, imitées du baldaquin de Saint Pierre de Rome. Le tableau montre la représentation classique du saint à l’époque baroque. Il est moitié nu, attaché à un arbre, percé de flèche. En même temps, il lève la tête vers le ciel, se tient sur la pointe des pieds, s’élevant déjà vers le ciel.

Sébastien aurait vécu au III siècle à Narbonne et Milan. Il devient soldat tout en étant chrétien. «… il ne portait la chlamyde militaire que pour pouvoir aider et consoler les chrétiens persécutés » dit Jacques de Vauragine dans la Légende dorée[2]. Il est dénoncé comme chrétien à l’empereur Dioclétien qui le fait percer de flèches. « Et les soldats lui lancèrent tant de flèches qu’il fut tout couvert de pointes comme un hérisson ; après quoi, le croyant mort ils l’abandonnèrent. » Il en réchappe, est soigné et retourne voir l’empereur pour lui reprocher sa conduite vis à vis des chrétiens. Et là il est battu à mort avec des verges.
Souvent les saints dans les églises sont représentés avec l’instrument de leur martyr, Saint Paul et l’épée, Saint André et sa croix, Saint Laurent et son gril, etc. En fait la représentation de Saint Sébastien criblé de flèches date de la toute fin du moyen-âge. Auparavant il était représenté comme dans le triptyque de l’église de Pertuis, en soldat armé d’une épée[3].

Si l’on avait voulu montrer l’instrument de son martyr, il aurait fallu représenter les verges.
Le choix de la flèche est une réminiscence de l’Iliade. Au chant I, le Dieu Apollon est courroucé de l’humiliation faite à son prêtre. Le roi Agamemnon a refusé de lui rendre sa fille Chryséis. « Le Dieu descendit des crêtes de l’Olympe irrité dans son cœur. Il avait à l’épaule l’arc et le carquois clos des deux cotés ; les flèches sonnèrent haut sur l’épaule du dieu irrité quand il se mit route. Il allait pareil à la nuit. Puis il s’assit à l’écart des bateaux et lâcha une flèche. Un haut son terrifiant vint de l’arc d’argent. Il atteignit en premier les mulets et les chiens agiles ; ensuite lançant des traits qui pénètrent, il frappa les hommes. Sans cesse, flambaient, serrés, les buchers des morts.»[4]
La flèche est la représentation de la « pestilescence », ce miasme porté par l’air, qui « empeste ». Il faudra attendre la fin du XIXe pour qu’un disciple de Pasteur, Yersin, comprenne le mécanisme qui propage ce fléau, le rôle des rongeurs, des puces et de la bactérie[5]. On confond la peste et les autres maladies contagieuses, la variole, la grippe. Bien souvent dans les textes antiques il est difficile de savoir quelle est la maladie qui ravale telle ou telle région.
Le Saint Sébastien « hérisson » n’est donc pas le martyr, mais celui qui réchappe à la mort par les flèches, celui qu’Apollon a épargné. Il était l’un des grands Saints protecteurs contre la peste, à l’exemple de Saint Roch. Sa présence fréquente dans les églises du Luberon tient à l’importance de la pandémie dans la région. La peste noire de 1347 a fait des milliers de morts. Apt et Forcalquier ont perdu les quatre cinquièmes de leur population. Elle a désertifié des villages entiers. Mérindol, Lourmarin, Vaugines, Cabrières d’Aigues, la Motte d’Aigues, Saint Martin de la Brasque, Pépin sont devenus des villages fantômes[6]. Et la maladie revient de manière endémique pendant les 4 siècles qui suivent, jusqu’en 1720, avec la Grande Peste de Marseille qui conduira à construire le mur de la Peste dans les monts du Vaucluse.
« Mon Royaume n’est pas de ce monde » dit Jésus à Pilate (Jean 18 36-37), il n’y a normalement rien à attendre de Dieu dans ce monde. Ce n’est qu’après la fin des temps et le jugement dernier, que le Christ reviendra.
Pourtant face à la maladie, les chrétiens demandent à être épargnés. Devant l’autel du Saint, ils installent des exvotos, allument des cierges, payent des messes. Face à l’imminence de la souffrance et de la mort, ils reviennent aux reflexes du paganisme. Ils attendent que leurs prières montent au ciel comme la fumée des sacrifices, et que comme Sébastien, ils échappent à la mort par les flèches.

Nous avons encore la conviction que la maladie annonce des changements majeurs, comme dans l’Iliade. Les flèches d’Apollon déclenchent l’enchainement d’évènements funestes. La peste provoque la querelle avec Achille. La plupart des protagonistes du siège de Troie vont mourir de mort violente.
Et, effectivement, toutes les grandes épidémies sont suivies d’évolutions sociales majeures. La peste d’Athènes en 430 tue Périclès, marque la fin de l’Age classique de la cité et le début de la guerre du Péloponnèse[7]. La peste antonine, celle de Cyprien, puis celle de Justinien jalonnent la fin de l’Empire Romain[8]. La peste noire précède le Grand Schisme d’Occident qui marquera la fin de l’espoir d’une théocratie catholique[9].
Aujourd’hui, alors que nous traversons une crise sanitaire majeure, des intellectuels de tout bord annoncent une crise de la civilisation. Certains espèrent que la pandémie mette fin au capitalisme. Les déclinistes estiment qu’elle leurs donne raison, que la fin de notre monde est proche. D’autres annoncent le renforcement du contrôle policier, et l’arrivée prochaine de la dictature de Big Brother. Toutes ces prédictions contradictoires entre elles nous assourdissent.
Au Louvre un tableau du Lorrain représente Ulysse qui rend Chryséis à son père. Ce geste apaise la colère d’Apollon, et se situe juste avant la colère d’Achille. Les personnages sont à peine visibles, noyés dans la lumière du soleil. On ne sait si c’est l’aube d’un nouveau jour ou le crépuscule avant la nuit. Nous en sommes au même point.

[1] Pays d’Aigues : inventaire des monuments des cantons de Cadenet et Pertuis ouvrage sous la direction de Paul-Albert Février (1981 ; imprimerie nationale)
[2] Jacques de Voragine : la légende dorée (1998 ; Seuil)
[3] Michel Pastoureau, Gaston Duchet-Suchaux : la Bible et les Saints (Flammarion ; 2014)
[4] Iliade (traduction de Pierre Judet de la Combe ; dans Tout Homère 2019 ; Albin Michel – les belles lettres)
[5] Frédérique Audouin-Rouzeau : les chemin de la peste (Presses universitaires de Rennes ; 2003)
[6] Le Luberon : encyclopédie d’une montagne provençale ; ouvrage collectif sous la direction de Marc Dumas (2013 ; Alpes de Lumière)
[7] Thucydide : Guerre du Poloponèse (Garnier-Flamarion)
[8] Kyle Harper : Comment l’empire romain s’est effondré ; le climat, les maladies, et la chute de Rome (2019 – La découverte)
[9] Grands Evènements numéro 23 La peste noire et ses ravages, l’Europe décimée au XIVe par Jonathan Duhoux (50 minutes ; 2015)