Le printemps touchait à sa fin. Les blés commençaient à être murs, l’herbe jaunissait et les cours d’eau étaient à sec. Jamais l’été n’avait paru aussi précoce. Le troupeau commençait à manquer de nourriture et voulait brouter les récoltes. Il fallait sans cesse le surveiller pour éviter que les bêtes se jêtent sur les céréales.
Alors le chef du village appela son frère et lui tint ce langage.
« Avec tes amis, rassemble le troupeau et amène le dans les montagnes. L’herbe y est grasse et l’eau abondante. Beaucoup de brebis et de chèvres sont pleines, elles mettront bas pendant votre absence. Quand tu reviendras nous recompterons les bêtes. Tu garderas pour toi et tes amis la moitié des animaux en surplus, le reste restera la propriété du village. »
Son frère accepta l’accord. Le chef du village compta les bêtes avec des cailloux, une bête un petit caillou, dix bêtes un gros caillou.
Quand il eut finit de compter, il pris un motte de terre, en fit une boule en la mouillant avec de l’eau. Avec ses pouces, il creusa la boule. Il mit les cailloux dans la boule creuse, puis referma celle-ci en repliant les bords et la scella avec un peu de barbotine, de l’argile mouillée. Il pris une pointe et grava quelques signes sur la boule refermée pour dire son accord. Il demanda à son frère de mettre aussi un signe pour noter son accord. Il laissa sécher la boule sur le bord d’un mur, pour être sur qu’elle garderait l’information.
On appelle ces dispositifs des boules à calculi[1]. Calcul et cailloux ont la même racine latine. On en a trouvé dans la région de Suse au sud de l’Iran, à coté du Golfe Persique. Vous pourrez en voir au Louvre dans une vitrine du département des antiquités orientales.
Elles remplissent les trois rôles indispensables de tout système d’information : faire des calculs et formaliser l’information ; mémoriser et conserver l’information ; tracer un accord, un contrat entre deux personnes.
On ne sait pourquoi ce jour, les hommes ont commençé à utiliser un système pour consigner des informations. L’agriculture et l’élevage existaient des milliers d’années avant l’écriture. Pourquoi inventer l’écriture ? Les créateurs ne nous ont pas laissé leurs spécifications fonctionnelles.
Certaines des hypothèses actuelles me plaisent bien. L’agriculture était apparue pendant une des dernières périodes glaciaires. En Irak coule alors un fleuve gigantesque alimenté par la fonte des glaces sur les montagnes du Nord. Ce fleuve crée au sud un paradis où les plantes poussent à peine plantées par les cultivateurs.
Puis les conditions climatiques changent. C’est la fin de l’ère glaciaire. La Terre se réchauffe. Le grand fleuve est moins alimenté, il se divise entre l’Euphrate et le Tigre, et apparaissent les terres du milieu (Mésopotamie). Les conditions agricoles se dégradent faute d’eau.
Les hommes se lancent alors dans l’irrigation qui nécessite des ouvriers et de l’organisation. Il faut construire des réserves d’eau avec des barrages, un réseau de canaux. Il faut organiser les corvées pour que chacun participe à la construction et l’entretien des ouvrages. Ensuite il faut gérer la distribution. Chacun doit avoir un jour, une heure où il peut irriguer son champ. Une autorité doit aussi veiller à ce qu’il n’y ait pas de vol d’eau, et régler les conflits éventuels entre paysans.
Toutes ces contraintes imposent de tracer les obligations réciproques. Le premier système d’information serait donc le produit dérivé de contraintes climatiques nouvelles qui imposent l’irrigation, la séparation de l’agriculture et de l’élevage. Toutes les civilisations où apparait l’écriture sont fondées sur des cultures d’irrigation : Sumer, Egypte, Chine, Mayas.
Ce qu’on sait mieux c’est la fin de l’histoire. Lorsqu’Abel le frère revint de la montagne il expliqua que les Dieux avaient emporté une partie du troupeau dans un orage. C’était dommage mais les Dieux avaient remercié pour le don en permettant aux bergers de revenir saufs de la montagne.
Caïn le chef du village ne trouva pas ça drôle. Il se fâcha et frappa Abel avec un caillou (ça peut servir à tout). Celui-ci tomba mort. La suite est connue. Comme dit le poête, « l’œil était dans la tombe et regardait Caïn »[2].
L’ère de la surveillance globale, du panoptique et de Big Brother était en route.
[1] Clarisse Herrenschmidt : Les trois écritures : Langue, nombre, code (Gallimard-2010)
[2] Victor Hugo Légende des siècles (gratuit sur Kindle ;dernière édition par l’auteur 1883)