Le numérique modifie notre façon de penser. Disposer de nouveaux outils conduit à réfléchir autrement.
Dans une première chronique, j’ai voulu montrer que l’algorithme oblige à réfléchir en priorité au comment, au processus plutôt qu’au pourquoi, aux causes et responsabilités. Et cette réflexion s’est progressivement insinuée dans les sciences sociales. L’exemple des « somnambules » est significatif à cet égard. C’est en changeant de question qu’il a été possible de renouveler l’approche des origines de la première guerre mondiale.
Mais d’autres exemples sont possibles. La réflexion sur les communs, aujourd’hui très à la mode permet de voir une autre pensée initiée par le changement de point de vu.
Les Communs
Le terme de Communs vient du monde britannique. Les Communs sont des droits ou des biens sur lesquels il y a de multiples ayant-droits. Les seigneurs propriétaires des terres donnaient aux communautés villageoises des droits sur leur terres, droit de pâture, de chasse, de culture, droit d’utilisation des fours ou des moulins banaux. Ces droits furent contestés à partir du XVIème siècle avant d’être totalement abolis au XVIIIe. C’est ce qu’on appelle le mouvements des enclosures, les propriétaires ferment leurs propriétés et interdisent l’accès aux paysans. Ce mouvement est considéré comme une des bases de la Révolution industrielle. Des milliers de paysans sont chassés de leurs terre et deviennent une main d’oeuvre ouvrière dans les usines et les mines qui commencent alors à se développer.
Dans un article célèbre paru en 1968, le biologiste Garrett Hardin décrit la « Tragédie des communs »1 et s’efforce d’apporter un justificatif théorique à ce mouvement social. Selon cet auteur pour qu’un capital fructifie, il doit être une propriété privée ou publique, appartenir à quelqu’un ou à un Etat. Un bien commun, dont aucun propriétaire n’était connu ou actif, était voué à la surexploitation et à une érosion lente car personne n’assure le respect et la croissance de ce capital. Pour Hardin, entre capitalisme privé et socialisme d’État il n’y a pas de place pour un système économique viable.
En fait Hardin propose une cause, un pourquoi comme explication à la gestion d’un capital. Sans un responsable identifié, un bien est destiné à se dégrader continuement.
Elinor Orstrom a contesté l’analyse de Hardin2 et obtenu le Prix Nobel 2011 pour ce travail. Elle souligne d’abord qu’il existe des biens qui n’ont jamais fait l’objet d’une appropriation publique et privés et qui pourtant ne se dégradent pas, C’est par exemple le cas des nappes phréatiques, ou des ressources halieutiques (ressources de la mer, poissons, crustacés, etc.). Ces biens communs par leur nature fluide ne peuvent pas faire l’objet d’une appropriation. La nappe court dans les terres de plusieurs propriétaires sans qu’aucun puisse s’approprier ce bien. Pourtant l’expérience montre que la surexploitation n’est pas une fatalité, et les utilisateurs peuvent parvenir à s’entendre pour maintenir la ressource.
Forte de ce constat, Orstrom travailla sur les règles qui expliquaient que les participants parvenaient à éviter la surexploitation du bien.
A partir de plusieurs exemples, Orstrom définit quelques règles qui permettent à un système social de s’organiser. Les participants doivent passer une forme de contrat, pas nécessairement formalisé, mais dont tous acceptent les règles.
Tous les acteurs doivent avoir une claire connaissance des raisons pour lesquels ils s’associent. Ces raisons peuvent tenir aux limites de ressources utilisées par le groupe, aux conditions locales.
Ensuite des dispositifs de pilotage clairs, partagés, construits en commun par tous les acteurs et non imposés du dehors permettent en permanence d’adapter le système.
Enfin Il existe un système de surveillance et de sanction adapté. Par adapté, il faut entendre que l’objectif de ce système n’est pas de punir les contrevenants mais de s’assurer que tous les manquements sont repérés et que les acteurs subiront des sanctions graduelles en fonction de leur importance et des récidives. Ces sanctions ont pour premier objectif de rappeler la solidarité nécessaire des participants du système.
Orstrom édicta une dernière règle ne concernant pas l’organisation interne d’une organisation. La coopération entre des organisations décentralisées est plus adaptée et fonctionne souvent mieux qu’une organisation complètement centralisée.
De Hardin à Orstrom, on est passé du pourquoi au comment. Hardin justifiait la qualité d’un système social par le pourquoi. C’est parce qu’il y a un ou des responsables que le système assure un fonctionnement optimal pour tous. On voyait facilement que que cette hypertrophie de la responsabilité conduisait à vouloir une hypertrophie du contrôle. Seul un monde peuplé de dictateurs et de chefs d’entreprises mégalomanes serait viable. L’arrivée des Poutine et XI Jinping, des Egon Musk et Jeff Bezos nous annoncerait un monde merveilleusement régulé. Outre l’aspect dangereux pour la démocratie et les libertés publiques, cette proposition se heurte à l’expérience. Aucun Hitler, Mussolini, Staline, Salazar ou Pinochet n’a réussi à construire un système social perenne, capable de résister dans le temps. Le « Checks and balance » des Etats-Unis leur a permis de construire un régime autrement plus stable même sil a aussi ses défauts.
Pour Orstrom, c’est le comment qui justifie la qualité du fonctionnement. C’est parce qu’il y a un algorithme clair et adapté que le système fonctionne. Par algorithme j’entends ici le processus de dans lequel toutes les opérations à exécuter, les acteurs devant les faire, l’ordre de ces opérations est connu de tous. L’économie du numérique fonctionne souvent consciemment ou non en respectant les règles d’Elinor Orstrom . Les structures projets doivent répondre aux principes qu’elle a énoncées. Toute l’organisation des open share, dans lesquels des individus collaborent à développer logiciel (linux ou WordPress par exemple), connaissance (Wikipédia par exemple) répondent aussi à cela. Par ailleurs les relations entre licornes (Start up), et plates-formes (Google, Amazon, etc.) montrent la viabilité d’organisations décentralisées qui permettent une adaptation permanente du système social.
Vers le Tao
Le philosophe François Jullien nous permet de mettre plus de perspective, plus de profondeur historique dans ce changemen3t.
Il s’est fait une spécialité de comparer la pensée chinoise et la philosophie occidentale. L’idée n’est pas de préférer ou de juger l’un par l’autre. Mais en mesurant l’écart entre les deux pensées, il espère réfléchir l’impensée de l’un en s’appuyant sur l’autre.
Au point de départ de la philosophie occidentale, il y a la philosophie grecque et le fameux mythe de la caverne de Platon. Pour connaître quelque chose il faut aller au delà des apparences que les hommes voient sur les murs de la caverne. Il faut pour cela connaître sa cause. La recherche causale est la base même de notre pensée. Connaître vraiment une chose, c’est connaître sa cause. Et la cause elle même étant une chose, nous devons rechercher la cause de la cause. Pour les anciens, cette chaîne causale devait avoir une fin, une cause ultime. La cause ultime de la nature, c’est celui qui l’a créé, c’est à dire Dieu. Le mode même de construction de cette pensée conduit logiquement au fait qu’il n’y a qu’un seul Dieu. Toutes les grandes religions occidentales sont monothéistes par construction, que ce soit le judaïsme, le christianisme ou l’islam. Il faut aboutir à une cause ultime et transcendante pour que la chaine causale s’achève.
Mais Dieu ne peut être la cause ultime de l’homme. Si cela était le cas, Dieu serait aussi le responsable du mal qui nous arrive. Or toutes ces religions affirment que si Dieu nous a créé, c’est qu’il est bon. La cause ultime de l’homme c’est sa liberté. Elle lui permet de se construire un destin, elle exonère Dieu de la responsabilité de nos erreurs.
La pensée moderne n’a pas coupé avec cette double chaîne causale, celle de la nature et celle de l’homme. L’objectif affiché des sciences, c’est dire les causes de la nature. Mais elles ont coupés avec Dieu. La chaîne causale dans les sciences est infinie, ce qui permet de se passer de l’hypothèse de Dieu, selon le mot de Laplace répondant à Napoléon.
Que deviennent l’homme et sa liberté dans ce monde totalement déterministe ? Remarquons d’abord que le terme même de science humaine fait débat. On les oppose aux sciences dures (physiques, chimie). Elles ne sont que des sciences molles où la liberté empêche toute construction causale solide (c’est l’un des reproches fait au livre « les somnambules » de construire un déterminisme complet). Depuis Descartes nous croyons à la puissance de la chaine causale de la science, mais c’est la liberté de l’homme qui met fin au doute et qui permet de revenir vers le savoir.
La pensée néo-libérale ne cesse d’ailleurs de monter une garde vigilante devant la liberté humaine. Elle le fait jusqu’à l’absurde. A écouter ses thuriféraires la créativité humaine serait la réponse à toutes les questions. L’innovation permettrait de résoudre tous les problèmes et c’est pourquoi il faudrait libérer au maximum les énergies de toutes entraves. C’est oublier quelque part que les arbres ne montent pas au ciel. Il y a toujours un frein, et nous sommes de plus en plus confrontés aux limites du monde.
Face à cette survalorisation de la causalité, du pourquoi, François Julien oppose la pensée chinoise. Il n’y a pas chez eux cette obsession de la causalité. Leur grand sujet c’est le « Tao », la voie. Le terme Tao désigne aussi bien le chemin que l’explication. Les choses s’enchainent dans un grand flux ininterrompu qu’il faut décrypter. Les choses et les événements doivent être placés dans ce courant continu. Autrement dit, ils cherchent le processus, le comment de l’enchainement des faits. L’objectif du penseur chinois n’est pas de dominer la nature grâce à la compréhension de sa causalité. Il est d’utiliser cette compréhension pour infléchir le réel. D’utiliser la force du flux à son profit comme le judoka utilise la force de son adversaire pour le faire tomber.
L’attitude des deux grands dictateurs de notre temps illustre jusqu’à la caricature cette opposition entre l’Occident et l’Orient. Poutine cherche à forcer le destin en combattant les « nazis ». Il a trouvé des responsables au lent effondrement économique et social de son pays, et il veut renverser la table par la violence, même si de toute évidence il n’en a pas tout à fait les moyens. Xi Jinping au contraire croie qu’il suffit de laisser faire les choses, de ne pas faire d’erreur, de faire toutes les petites actions qui iront dans le sens du chemin, d’attendre. Inévitablement la Chine finira par dominer le monde. Il suffit d’être patient pour que le chemin tracé aboutisse au résultat attendu.
Et le monde numérique a quelque part retrouvé la sagesse chinoise. Hommes et machines participent au même algorithme, au même processus. Il n’y a pas d’un coté la liberté de l’homme et d’autre part les règles dures qui régissent la nature. Machines, codes, acteurs du processus participent également au produit final.
Cet abandon de la toute puissance de la liberté humaine inquiète certains qui y voient la main de Big Brother, une sorte de Léviathan qui nous dominerait complètement.
C’est oublier l’un des principes d’Orstrom. Pour qu’un système fonctionne correctement ses acteurs doivent partager ses objectifs, ses règles, consciemment ou non. L’algorithme le mieux pensé ne résiste pas si les acteurs ne partagent pas les valeurs qui le sous-tendent. Dans ce monde où les algorithmes décrivent de plus en plus les processus existants, la volonté ne s’oppose pas aux choses, elle est l’une des conditions de son bon fonctionnement.
1 Garrett Hardin la Tragédie des communs (PUF 2018)
2 Olinor Orstrom Gouvernance des biens communs (De Boeck 2025)
3François Jullien « la pensée chinoise en vis à vis de la philosohie » (2015 ; Foilo-essai