Le christianisme est une religion de l’après. « Mon royaume n’est pas de ce monde, répondit Jésus. » dit l’évangile de Jean (Jean 18-36, d’après la traduction de Louis Segond). Le christianisme nous annonce qu’il y aura la fin du monde, le jugement dernier et que ceux qui seront jugés favorablement auront droit à la vie éternelle et au Paradis. Ici, bas, « dans la vallée des larmes » (psaume 83-7) il ne faut pas à espérer d’intervention divine. Pourtant les chrétiens ne cessent se tourner vers Dieu pour améliorer leur condition. « Donne nous notre pain de ce jour », dit le notre père, prière répétée tous les dimanches dans les lieux de culte du christianisme. Nous espérons toujours que Dieu nous aide à subsister dans cet ici-bas. Ceci est vrai avec quelques variations de toutes les religions du livre. Et ceci est particulièrement vrai lorsqu’une catastrophe inexplicable s’abat sur nous. La peste est une de ces catastrophes inexplicables qui se sont abattues sur l’humanité. Le mécanisme de la maladie n’a commencé à être compris qu’à la toute fin du XXs, et n’est toujours pas complètement expliqué. Il est pourtant fondamentalement simple, mais nous sommes loin d’avoir tout compris.
La maladie est due à l’infection de l’organisme par un bacille, Yersinia Pestis. Une fois entré dans le corps, le bacille se multiplie, créant des bubons autour du point d’infection (peste bubonique), puis se répend dans tout le corps via le système lymphatique pour finir par atteindre les poumons (peste pulmonaire). L’individu infecté meurt en quelques jours.
A l’origine la peste est une maladie des rongeurs des montagnes d’Asie centrale, comme la gerbille et la marmotte[1]. Elle passe d’un animal à l’autre via la puce. Le parasite pique l’animal sur lequel il se pose pour aspirer le sang dont il se nourrit, et absorbe ainsi le bacille des animaux déjà infectés. Puis en piquant un autre animal, il lui injecte le bacille récolté précédemment. Au début de l’agriculture, un type de rongeur devient un animal commensal, autrement dit un animal vivant en permanence au contact des humains. Cet animal était le rat. Il se nourrit des stocks de graines produites par l’homme. Le bacille muta du fait de cette proximité de façon à pouvoir survivre chez l’humain, comme chez le rat. Sa propagation se fait principalement via deux puces, Xenopsilla cheopis, dans les pays tropicaux, et nosopsyllus fasciatus en pays tempérés[2]. Ce sont des puces du rat, mais lorsque tous les rats dans l’environnement immédiat sont morts, elles passent sur l’humain. Elle le pique pour trouver d’autres moyens de subsistance, et l’infectant du même coup comme elle avait infecté les rats précédemment. Cela est bien décrit dans les premières pages de la Peste de Camus, où le médecin narrateur décrit la mort en masse des rongeurs avant le premier mort humain.

Le fonctionnement de la peste est encore loin d’être parfaitement connu, plus de cent ans après les découvertes de Yersin, le collaborateur de Pasteur. Pour les anciens, c’était une « pestilescence », quelque chose qui « empestait » l’atmosphère. Certains médecins avaient eu l’intuition du processus de propagation, mais faute d’une démonstration expérimentale solide, ils n’avaient convaincu personne. Mais ne pas connaître le mécanisme d’une maladie n’empêche pas d’essayer de la soigner et de s’en prémunir.
La première action est le confinement. Une ordonnance du Parlement de Provence datée du 17 juillet 1629 est sans doute un des meilleurs exemples de ces mesures[3]. Tut le monde devait resté enfermé. Pour ceux qui devaient se déplacer, ils devaient porter un billet indiquant leur destination sous peine de mort (nous n’avons qu’une amende de 135 euros). Les mendiants sont enfermés et nourris par la communauté, les filles publiques emmurées dans des tours avec une ouverture pour leur passer du pain et de l’eau. Les réunions sont interdites et les messes doivent se faire en plein air.
Une autre solution est d’essayer de s’appuyer sur des remèdes déjà connus, pas trop chers si possibles. L’utilisation des aromates et de l’alcool comme antiseptique est bien connu. L’un et l’autre sont depuis longtemps utilisés pour nettoyer les plais ou désinfecter les aliments. L’idée était logique de s’en servir comme moyen de se prémunir de la peste. Les étranges masques à bec d’oiseaux des médecins de l’ancien régime viennent de là. Les becs étaient remplis d’herbes dont on espérait que les effluves éloigneraient la pestilescence. De même, lors de la peste de 1720 à Marseille, les équipes chargées de ramasser les cadavres des pesteux portaient des masques imbibés de vinaigre, pour se protéger. Ces équipes étaient composées de condamnés à qui on avait promis la liberté s’ils survivaient à l’épreuve. Seulement quatre en réchappèrent.

D’autres remèdes moins conventionnels furent essayés. Faire entrer un bélier dans sa maison, porter une couverture de cheval, graisser son corps avec de l’huile. Etonnamment, elles pouvaient être efficaces. Les puces du rat n’aiment pas l’odeur des grands mammifères, elles glissent sur l’huile. Mais faute d’être compris, et compte tenu de leurs inconvénients, ces remèdes ne furent pas généralisés.[4]
On avait bien compris aussi que le contact provoquait la contagion. Il était logique d’imaginer que les animaux soient des propagateurs. Mais le rat n’est pas un animal familier, nous en évitons plutôt le contact. Par contre nous n’hésitons pas à caresser les chats et les chiens. D’où l’idée qu’ils pouvaient être des propagateurs. Toujours à Marseille, des milliers de chiens et de chats furent exterminés en 1720 et jetés dans le vieux port.
Autre option possible, la théorie du complot. Si nous mourrons en masse, c’est que des ennemis nous veulent du mal. A défaut de laboratoire chinois, les juifs sont bien sur en première ligne. Le pape d’Avignon Clément VI dut émettre une bulle pour interdire la persécution des juifs[5]. Ce qui n’empêcha pas des pogroms dans la vallée du Rhin ou à Strasbourg, et ne fut pas plus efficace que fake news actuelles pour combattre l’épidémie.

En définitive, face à l’inexplicable, c’est la colère de Dieu, qui provoque la peste. Il reste au chrétien à trouver un intercesseur pour l’aider à apaiser cette colère. Saint Sébastien et Saint Roch sont les plus habituels des saints priés pour conjurer la peste. J’ai déjà parlé du lien de Saint Sébastien et de la peste. C’est un lien métaphorique, les flèches qui transpercent Sébastien étant assimilées aux flèches d’Apollon devenant la peste des grecs dans le siège de Troie. C’est donc très intellectuel. Les clercs de l’époque baroque devaient y montrer avec plaisir leur science. De plus la semi-nudité de Sébastien rappelait les statues antiques.
Le lien entre Saint Roch et la peste et plus direct. Il serait né à Montpellier vers 1348. Il part en pèlerinage à Rome, contracte la peste en soignant des malades. Il se cache en forêt pour éviter de contaminer d’autres personnes. Un petit chien vient chaque jour lui apporter un pain qu’il a pris à la table de son maître, ce qui lui permet de survivre puis de guérir[6].

Roch est toujours représenté habillé du costume du pèlerin, avec le chapeau à large bord, le grand manteau, le bâton de marche, éventuellement la coquille Saint Jacques. Ce costume ressemble beaucoup à celui du berger transhumant. Il montre sa jambe avec le bubon de la peste et, à son coté, le petit chien, le roquet comme on l’appellera désormais. Saint Roch s’oppose donc en tous points à Sébastien. Il est plus simple, plus populaire, plus directement compréhensible, plus proche aussi par ses origines. Mais en définitive les deux saints se complètent bien, et sont souvent présents dans la même chapelle. C’est le cas à Pertuis, où les deux saints entourent Notre Dame de la Miséricorde, c’est aussi le cas à Ansouis, où Saint Roch et une Sainte (peut-être Sainte Tulle) entourent Sébastien. Le soldat romain antique, demi nu, et le pèlerin aux allures de santon étaient également évoqués, sans que l’on sache si l’un ou l’autre étaient plus efficaces pour calmer la colère de Dieu.

[1] Kyle Harper : Comment l’Empire romain s’est effondré (La découverte ; 2019)
[2] Frédérique Audoin-Rouzeau : Les chemins de la peste: Le rat, la puce et l’homme (Presses Universitaires de Rennes ; 2015)
[3] JP Castel : Histoire de Cucuron, période de la peste de 1720 à 1730 (Société d’archéologie et d’initiative ; 1929)
[4] Audouin-Rouzeau, opus cité
[5] Jonathan Duhoux : La Peste noire et ses ravages: L’Europe décimée au XIVe siècle (50 minutes ; 2015)
[6] Gaston Duchet-Suchaux et Michel Pastoureau : La bible et les saints (Flammarion 2014)