Les recherches généalogiques se font avec des documents privés : actes notariés, photos, lettres, etc. On peut aussi utiliser des documents publics conservés dans les archives publiques. On pense bien-sur à l’état-civil, aux recensements, aux états des successions et absences, aux fiches militaires. Ces documents ont fait l’objet d’une présentation dans le cadre de l’exposé fait par l’Atelier Généalogique à la bibliothèque de Lauris, accessible sur le site de la médiathèque. Ils sont pour la plupart accessibles en ligne via les sites internet des archives départementales.
On peut ajouter à ces documents le cadastre, document moins connu, sauf par la carte cadastrale qui n’en est qu’une partie. Essayons de compléter le travail fait sur l’arbre généalogique.
Le cadastre d’ancien régime
On entend par cadastre un document à finalité fiscale établie par l’administration d’une commune. Le cadastre permet de savoir qui sont les propriétaires des biens fonciers et quelle est leur capacité contributive.

Le cadastre ou terrier se présente comme un gros registre. Il était établi tous les 50 ans environ. A Ansouis il a été établi en 1578,1602, 1649, 1686, 1730. Il donnait la liste des propriétaires et les biens leur appartenant. Pour chaque bien il donne leur nom, leur surface, les confronts, c’est-a-dire les terres qui entoure la parcelle et une estimation de la capacité contributive.

La noblesse et le clergé sont exemptés d’impôts sur le foncier. Leurs biens ne sont donc pas recensés dans le cadastre. A Ansouis par exemple, les biens du seigneur d’Ansouis, de Sannes et de Martialis n’étaient pas inclus dans le cadastre. Ceci pouvait s’accompagner parfois de quelques subtilités entre terres nobles et terres appartenant à un noble, sujet pouvant donner lieu à d’intéressants contentieux entre aristocrates et communautés villageoises.
Le cadastre napoléonien
Après la Révolution et la nuit du 4 août, les privilèges ont été abolis et il faut redéfinir le cadastre sur d’autres bases. La loi de finance du 15 septembre 1807 établit les principes du cadastre dit napoléonien. L’objectif premier étant fiscal, il faut un impôt foncier fiable d’après le revenu que l’on pouvait espérer percevoir de chaque parcelle. Par parcelle on comprend une surface de terrain plantée d’une même nature de culture, de même affectation et appartenant à un propriétaire. Ces parcelles sont arpentées c’est à dire mesurées en mètres, (nouveau système de mesure) et classées selon la fertilité du sol pour les surfaces non-bâties puis cartographiées. A l’issue de ces mesures, était déterminé le montant imposable de chaque parcelle.
Les registres étaient rédigés en deux exemplaires, l’un qui restait à la mairie de la commune, l’autre qui allait au bureau des contributions directes (exemplaire aujourd’hui aux archives départementales). Tout-ceci mettra plusieurs décennies à être établi sur toute la France. A Ansouis le premier cadastre napoléonien date de 1831-36. La première date correspond à l’établissement du découpage parcellaire, la deuxième à la fin de la rédaction complète de la première version.
Ce cadastre comprend plusieurs documents.
D’abord, un plan de la commune divisé en plusieurs sections. Toutes les parcelles d’une section sont numérotées. Seul ce document est numérisé aujourd’hui et consultable en ligne. Pour le reste il faut allez aux archives de la commune ou aux archives départementales.

Ces plans ne sont pas toujours orientés classiquement selon les points cardinaux et peuvent avoir plusieurs orientations différentes selon les sections.

Il y a plusieurs cahiers qui accompagnent le plan. Le premier est l’état des sections. Il donne pour chaque section la liste des parcelles dans l’ordre numérique avec le nom des propriétaires lors de la création du cadastre napoléonien.

Plusieurs cahiers donnent ensuite la liste numérotée des propriétaires avec l’état des leurs biens (document dit matrice cadastrale). Pour chaque bien on a sa surface, le numéro du propriétaire antérieur, ainsi que du propriétaire suivant avec les dates de mutation. En cas de changement de propriétaire, le bien est raturé sur la liste du propriétaire précédent.
En complément de la matrice, on trouve la liste par ordre alphabétique des propriétaires pour faciliter la recherche.


Les rénovations du cadastre napoléonien
Vers 1914, les matrices cadastrales sont devenues trop raturées et modifiées. Une nouvelle version des matrices cadastrales est mise en place et les anciens volumes sont abandonnés. En 1882, en complément de la matrice cadastrale, est établi un état séparé des bâtis (réformé en 1910).
La loi du 16 avril 1930 conduit à une reprise totale du cadastre qui devient le cadastre rénové, qui tient compte du redécoupage des parcelles et du remembrement. Celui-ci va mettre encore plusieurs décennies à être généralisé sur toute la France. Les dernières communes abandonnent le cadastre napoléonien dans les années 1970.
Un document adapté localement
Le décret de 1807 fixe un cadre général assez précis. Mais ces registres sont des documents manuscrits établis par des fonctionnaires municipaux. Chacun remplit le document suivant sa compréhension personnelle qui varie d’une commune à l’autre et sans doute selon les instructions de la Préfecture ou des impôts qui elles aussi peuvent varier. L’analyse a porté sur 6 communes sur lesquelles ma famille a habité : Ansouis et Cucuron dans le Vaucluse, Moustiers-Sainte Marie, Barcelonnette, Ubaye, et Saint Vincent les Forts dans les Basses Alpes (aujourd’hui Alpes de Haute Provence).
Remarquons d’abord que le formulaire imprimé varie d’un département à l’autre. Dans le Vaucluse il y a deux colonnes de dates, l’une pour l’entrée du bien dans le patrimoine du propriétaire, l’autre pour la sortie. Dans les Basses Alpes, il y a une seule colonne de date et il faut deviner s’il s’agit d’une date d’entrée ou de sortie du patrimoine. Autre particularité, les Basses Alpes fournissent un cahier séparé de la liste alphabétique des propriétaires. Dans le Vaucluse, cette liste est intégrée dans le dernier volume du registre.
La manière d’utiliser les documents peut aussi varier. L’état des section d’Ansouis n’est plus retouché une fois qu’il est établi lors de la construction du cadastre napoléonien. Celui de Barcelonnette est copieusement raturé au long d’une vie complexe.
Les hermès, campas, et autres vagues.
Les documents du cadastre sont rédigés en français, mais il peut y avoir des subtilités. Une colonne indique la nature du bien : bâtis, terre (pour terre cultivé), vigne, bois, etc. Mais comment désigner une parcelle de lande, de friche, de terre non cultivée ? Les cadastres consultés du Vaucluse reviennent au provençal mistralien et parlent d’hermès, orthographié ermas dans le Pichot tresor [1], et devenu Harmas pour désigner la propriété de Jean-Henri Fabre, le célèbre entomologiste (1823-1915). En Haute Provence, on aurait pu utiliser le terme de campas, qui a le même sens. Il est employé par Pierre Magnan[2] et je l’ai connu en usage dans ma famille. Mais, les rédacteurs ont préféré utiliser le terme de vague (pour terrain vague ?).

D’une région à l’autre les félibres pouvaient donc exercer une influence plus ou moins grande sur les fonctionnaires. Mais ce qu’on peut mettre derrière le mot peut varier. Le terrain vague c’est un terrain inutilisé, non valorisé. L’hermès, c’est le royaume des insectes, sauterelles, fourmis, papillons et autres chenilles, un monde de l’infiniment petit. C’est pourquoi JH Fabre a donné ce nom à son domaine. C’est aussi le pays des compagnies de perdreaux. Elles laissent le bois aux faisans et préfèrent cet espace où elles peuvent courir et chasser. C’est enfin le seul endroit où l’on autorise les troupeaux d’aller paître tant que les récoltes n’ont pas été faites. Les moutons se promènent dans les campas en attendant qu’on les autorise d’aller dans les « restoubles », les champs de blé moissonné. C’est loin d’être la zone inutile que désigne le terrain vague.

Les successions
En cas de vente d’un bien, a priori, le fonctionnaire travaille simplement. Il barre le bien sur la page de la matrice de l’ancien propriétaire en indiquant la date de mutation et le numéro du nouveau propriétaire, et ajoute le bien sur la page du nouveau propriétaire en ajoutant les mêmes mentions.
En cas de succession les cas sont plus variés et plus complexes. Et les solutions sont tout aussi originales. Les matrices cadastrales ne font pas le lien avec les documents notariés de la mutation. Il n’est pas possible de savoir s’il s’agit d’une vente ou d’une succession. On ne peut que deviner ce qui se passe car bien souvent le fonctionnaire attend que les affaires de familles se soient dénouées pour modifier la matrice
Commençons par un cas simple, le décédé n’a qu’un héritier. Il suffit de barrer son nom et de le remplacer par celui de l’héritier.

Cas plus compliqué, Fréderic Girard et son épouse Philippine Caste meurent en 1919. Leurs héritiers sont les enfants de la sœur de Frédéric, Elise Girard épouse de Pierre Cazal. Ces héritiers sont Cyr Cazal, Tulle Malvina Cazal épouse d’Abel Curnier, et Marie Cazal épouse de Paul Bounias. Les trois héritiers décident de sortir de l’indivision et se partagent les biens par un acte enregistré le 15 septembre 1920 par Maître Maderon Notaire à la Tour d’Aigues. La mutation concernant Tulle Malvina est indiquée en 1922 sur la matrice cadastrale au nom de son époux, Abel Curnier. En effet jusqu’à la loi du 13 juillet 1965, s’applique le Code « Napoléon ». Selon son article 213, « le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari »]. Autrement dit, la femme est une mineure sous tutelle maritale, et privée de sa capacité juridique au même titre que les enfants. Abel n’a jamais été propriétaire de rien, mais c’était lui qui avait le droit de décider les mutations.
Prenons le cas suivant. Lors de l’établissement du cadastre napoléonien, le domaine de Martialis appartient à Philippe de Portaly-Martialis, chevalier de l’ordre de Saint Louis et de la Légion d’Honneur. On parle de 206 hectares de biens à l’est de la commune d’Ansouis. Ce domaine a été acquis par son père Louis-Gaétan de Portalis en 1771.
Par testament en date du 6 juin 1831 (enregistré dans l’étude de Maître Derain à Aix-AD13), Philippe lègue le domaine à sa dame de compagnie, Albine Virginie de Grasse du Bar, veuve du Comte Adolphe Frédéric Henri Emmanuel de Renaud d’Alleins. Il explique dans le testament qu’il fait ce leg assez extraordinaire en « reconnaissance des sentiments et des soins que je n’aurais pu demander qu’à la plus tendre des filles ». Il meurt le 8 mars 1840 (AD13 – acte de notoriété établit le 9 mars), et le bien passe donc à la dame. Mais, Albine Virginie est entrainée dans la faillite de son fils le comte Henri Maxime Philippe de Renaud d’Alleins. Le 29 août 1858, sur la demande de Etienne Constantin, banquier à Aix-En-Provence, un jugement du Tribunal d’Instance d’Apt ordonne la mise en adjudication de leurs biens, situés sur les communes de Pertuis, Villelaure et Ansouis. Elle essaie d’échapper à la faillite en prétendant avoir déjà vendu ses biens le 15 juin 1855 à un ami, Jean-Baptiste d’Hulpaïs, maire de Fuveau. Cet acte est annulé par le Tribunal d’Apt le 16 août 1856, qui considère qu’il s’agit d’un simple mandat de vente sans transfert de la propriété du bien.
De tout cela, rien ne transparait dans la matrice cadastrale. On passe directement en 1860 de la page de Philippe de Portalis (n°312), aux gagnants de l’adjudication : Louis Laugier (n°640), André Mauroux (n°641) et Joseph Allemand (n°630). Il aura fallu vingt ans après la mort de Philippe Portaly pour que la matrice reconnaisse qu’il n’était plus propriétaire.
Autre exemple enfin, celui d’Elzéar-Pierre Ollivier, propriétaire au quartier de la Croze à Ansouis. Il meurt en 1857 à l’âge encore jeune de 40 ans. Il laisse une veuve, Marie Guyon, et trois garçons. Le cadet meurt à 19 ans à peine. Marie Guyon reste avec ses deux autres fils, Honoré et Auguste. Ceux-ci sont les héritiers indivis des biens d’Elzéar-Pierre. La veuve est devenue le chef de famille. D’après les recensements de la commune, elle le reste jusqu’à sa mort en 1903, presque cinquante ans après son mari. Honoré ne se mariera jamais. Auguste, le benjamin se marie en 1876 mais il reste sous la tutelle de sa mère. Dans le recensement de 1902, il est désigné, ainsi que son frère comme ouvrier agricole, son patron étant sa mère. La page d’Elzéar-Pierre reste ouverte et continue à être mouvementée avec des ventes et des achats jusqu’en 1902. C’est que la succession n’a sans doute jamais été réglée. Les frères restent en indivision et la mère survit. Une autre page est ouverte au nom de la veuve pour enregistrer les bien qu’elle achète grâce aux revenus de la famille. Auguste devra attendre la mort de sa mère et celle de son frère pour être enregistré comme propriétaire des biens sur la matrice. Jusque là la matrice stipule que son père mort depuis plusieurs décennies est le propriétaire.

Des principes au réel
Nous pouvons être surpris par ces subtilités. Aujourd’hui, les actes juridiques sont enregistrés numériquement. Des aides à la saisie s’assurent que nous ne faisons pas d’erreur. Tout familier des archives administratives du XIXe sait qu’elles sont truffées d’erreurs de dates, d’orthographes, de noms. Des erreurs qui peuvent être de simples erreurs de saisie, mais qui peuvent aussi être des erreurs de fait, voire des fraudes.
Tout ceci est beaucoup moins possible aujourd’hui. Mais en même temps l’adaptation de l’enregistrement au réel est plus difficile. Il y a une différence entre un terrain vague et un hermès, ce n’est pas qu’une question de langue. La réalité décrite est autre.
De même une succession est beaucoup moins simple qu’un simple changement de propriétaire. Elle porte des enjeux familiaux qui peuvent être longs à dénouer.
Nous avons perdu l’habitude de gérer et d’écrire ces réalités. Le retour sur ces vieilles archives nous oblige à nous interroger sur nos pratiques et la manière dont nous les transcrivons. Avons-nous encore contact avec le réel ?
Abréviations
AD84 : Archives départementales du Vaucluse.
AD04 : Archives départementales des Alpes de Haute Provence
[1] Xavier de Fourvière Lou Pichot Tresor dictionnaire Provençal français (Aubanel 1975)
[2] Claude Martel Adieu Pays : la langue régionale d’un écrivain de haute Provence Pierre Magnan (Alpes de lumière ; 2014)
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