L’actualité me conduit  à reprendre cette chronique que je peine à écrire depuis plusieurs mois.

L’algorithme 

L’invasion du numérique modifie notre façon de penser. Disposer de nouveaux outils  conduit-il à penser autrement et à se poser de nouvelles questions ? La question peut sembler étonnante, mais mérite d’être réfléchie.

Parmi ces inflexions de notre pensée, il y a l’inversion des valeurs entre le pourquoi et le comment. Dans la pensée occidentale le pourquoi est essentiel. On ne connaît pas vraiment une chose que si on connaît son pourquoi, sa cause ou son but. Le philosophe François Jullien a insisté sur ce changement et il faudra y revenir[1].

L’importance du Pourquoi pour nous est particulièrement évident dans le domaine du droit. Les causes et buts du cadre juridique sont définis dans des lois, votées solennellement par le Parlement  en session et signées par le Président. Le comment, les conditions d’exécution des lois est laissé aux décrets, arrêtés et règlements, et parfois à la jurisprudence. Le politique laisse la place à l’administration et aux juges. C’est ainsi que nombre de lois sont inapplicables ou inappliquées faute de textes sur le comment. C’est ainsi que le sens même de ces lois peut se perdre dans des règlements qui contredisent ce que dit la loi.   

Un système d’information numérique ne peut fonctionner ainsi.

Pour construire un système d’information, avant de rédiger le logiciel, avant d’approvisionner les machines, il faut définir l’algorithme. Par là il faut entendre l’ensemble des actions qui devront être codées, qu’elles soient faites  par la machine ou par les acteurs humains. On ne peut construire un système d’information que si l’on connaît le ou les processus qu’il accompagne.

Il faut donc donner à ceux qui font le code, quelles sont les actions attendues, quel est leur ordre précis, quels sont les acteurs qui devront les faires, humains ou machines, quelles sont les données d’entrées nécessaires et les données de sorties attendues

En décrivant l’algorithme, on est dans le comment, dans la description détaillée du processus prévu, jusqu’à la couleur du moindre bouton sur l’écran, jusqu’au nombre de chiffres acceptés après la virgule. Connaître le Pourquoi, la cause du processus, le but attendu peut éclairer les développeurs mais le système ne peut être développé que si on connaît le comment,

Et plus l’industrie numérique se développe, plus des processus  sont détaillés dans tous les domaines.  Et cette exigence du numérique influe profondément sur notre façon de penser, sur la manière dont nous abordons les problèmes. Prenons un exemple dans l’Histoire.

Les somnambules

Le sujet des débuts de cette guerre avait fait pourtant l’objet de multiples publications. Mais ces travaux traitait habituellement a question du pourquoi. Pourquoi des responsables intelligents ont-ils décidés de se lancer dans une guerre inhumaine. Et, derrière le pourquoi se profile le  « à qui la faute » ? Le problème des responsabilités, et donc des réparations était crucial. Pour tous les belligérants, la question du coût  matériel, financier, humain du conflit était centrale. Définir, le pourquoi, et en même temps les responsabilités,  c’était définir qui paiera.

En 2013, à l’occasion du centenaire de l’ouverture des hostilités de la première guerre mondiale, l’historien australien Christopher Clark sortit un livre intitulé  « Les somnambules. Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre[2] ». Véritable succès de librairie, ce livre marque un tournant dans la réflexion historique et sa méthodologie.

Cet attachement au pourquoi s’expliquait également par l’état de la documentation. Des milliers de pages n’ont été écrits pas les belligérants pour justifier la guerre ou expliquer l’exigence des réparations.  On pouvait parler d’impérialisme colonial, de revanche de la guerre de 1870, de la lutte contre l’encerclement, de la recherche de matières premières indispensable. 

La question du comment n’était pas sérieusement traitable tant que les archives diplomatiques n’était pas ouverte. Il fallait pouvoir analyser les milliers de dépêches, de comptes-rendus de réunions qui se sont échangées pendant le mois qui se passe entre la mort de l’archiduc d’Autriche à Sarajevo et la déclaration de guerre.  Et tout cela n’a pas été ouvert avant la chute du mur de Berlin en 1989. 

Christopher Clark a profité de cette ouverture. Il a  visité les archives à Paris, Londres, Vienne, Berlin, Moscou, Belgrade et La Haye. Il traduit ou fait traduire tous ces documents. 

Ce travail de fourmi a permis de construire un récit détaillé des interactions entre politiques, militaires  (plus de 600 pages). Mais il dissout les responsabilités et les causes de la guerre. Il n’y a pas eu une réunion au cours de laquelle, conscients de tous les effets de la guerre des hommes politiques ont décidé la guerre. Mais toute une série de rencontres et d’échanges qui ont aboutit à la catastrophe de la guerre. Parfois Clark pousse parfois trop loin sa démonstration. A vouloir éviter de désigner un coupable on a parfois l’impression qu’il transfère la responsabilité à d’autres, dédouanant les allemands en particulier[3].

Mais il sera difficile de démonter une telle masse d’érudition, et le caractère dérangeant du livre reste. 

Les hommes deviennent les somnambules du titre; ils  sont inconscients des conséquences de leurs actes et de leurs décisions, et ne prenant ces décisions qu’en fonction de la petite visibilité qu’ils ont sur l’instant. Il y a un déterminisme de fait par le processus historique qui les empêchent d’être responsables. 

Le numérique a fait prendre conscience de l’importance du comment, de l’algorithme et du processus, et il n’y aura plus de science humaine qui pourra s’exonérer de son analyse.

La grande porte de Kiev

La guerre qui vient de débuter aux portes de l’Europe nous interroge aussi sur l’importance du pourquoi et du comment. Le pourquoi, les justifications avancées par Poutine pour expliquer l’invasion ukrainienne sont apparues au mieux inacceptables au pire absurde. Il affirma que l’Ukraine n’est pas une vrai Nation, mais la Petite Russie dont le destin est de fusionner avec la Grande Russie, il désigne comme nazi un président démocratiquement élu, d’origine juive. Il fait de ce russophone l’oppresseur de l’ethnie russe.  Ces explications ont provoquées une sidération des citoyens et des dirigeants européens qui n’ont pas voulu croire ce qu’il disait.

Et aujourd’hui le comment nous saisit. Ce comment est fait de chars passant les frontières, de missiles et de drones attaquant les aéroports, de milliers de femmes et d’enfant jetés sur les routes de l’exode. Et, sans trop d’illusion, nous en sommes réduits à espérer que ces chars ne franchiront pas les grandes portes de Kiev.

Crédits

Les photos qui illustrent cette chronique ont été prises par Michel Crévaux dans l’Allemagne de 1945, où les civils fuyaient la guerre. La Grande Porte de Kiev vient de l’interprétation des « tableaux d’une exposition » de Modeste Moussorgski par Khatia Bunatishvili (2018 ; Sony Music) .


[1] François Jullien « la pensée chinois en vis à vis de la philosophie » (Gallimard 2015)

[2] Christopher Clark : « Les somnambules. Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre » Paris, Flammarion, 2013, 668 pages (une édition de poche est parue 

[3] Voir le compte-rendu de lecture du livre par  Jean Yves Le Naour publié sur Cairn le 26/3/2014