Maman est partie. J’ai demandé à mes filles d’expliquer ce que leur grand-mère signifiait pour elles. Je n’ai pas su le faire moi-même, me réfugiant derrière la lecture d’un poème. L’ainée Solange me l’a justement reproché.

Elle est partie ou juste elle n’est plus là ? Maman me disait que mon frère Didier était parti. Il était mort à la naissance, n’ayant pas réussi à respirer ou à pleurer. 

Yolande et Maxime s’étaient connus en Algérie. Mais les jeunes époux préféraient que leur fils naisse en France métropolitaine. Souhait d’avoir les meilleurs soins, ou volonté patriotique de  s’accrocher à la mère Patrie, peu importe. Yolande vint attendre la naissance dans sa belle famille au Pontet, sous la garde vigilante de son beau-frère Jacquou, et en compagnie de sa belle-sœur Suzanne qui attendait son deuxième enfant. Le 16 mars, Suzanne mit au monde Gérard à la clinique des Marmoussets à Avignon. Un mois après,  lorsque Yolande eut ses premières douleurs, Jacquou l’emmena à son tour  à la même clinique. Mais les médecins dirent que c’était trop tôt et la renvoyèrent à la maison. Les douleurs ne cessaient pas, Jacquou la ramena, mais c’était trop tard. Didier mourut deux heures après sa naissance le 25 avril 1953.  Yolande ne put même pas le voir. Elle resta seule, sans son fils, sans son mari, dans une famille qui pouvait se réjouir de la première naissance, sans pouvoir même appeler sa mère qui était morte en accouchant de sa petite sœur.

Elle était une bonne chrétienne. Elle pensait qu’elle reverrait  Didier un jour, après la résurrection de la chair. Il était dans les limbes, ce lieu inventé par les théologiens pour expliquer la situation des enfants morts avant d’être baptisés. Ils n’ont pas eu le temps de pêcher, mais ils n’ont pas été lavés du péché originel par le premier sacrement. Ils flottent dans une nuit éternelle sans souffrance mais aussi sans joie.  

Je suis né un an plus tard à Alger. J’ai cru un certain temps que Didier était juste parti, ce frère formidable dont mes parents ne cessaient de me parler. Je pensais qu’il reviendrait, me demanderait si j’avais été sage et que je pourrais lui raconter mes histoires. On ne cessait de m’en parler. La  mort de l’ainé fut la première chose dont maman parla à ma future femme, et son souvenir est revenu jusque pendant ses obsèques.   

De cette expérience originelle, je garde le sentiment que nous dialoguons toujours avec les morts. Nous avons gardé des souvenirs, des habitudes, voire des manies, qui nous les ramènent.

Yolande repose maintenant au coté de son mari dans le petit cimetière de Maisons Laffitte. Il y a un carré militaire où reposent des combattants de la grande guerre. Ils avaient luttés contre les « boches », ces guerriers qui avaient tué deux de ses oncles. Ils avaient aussi détruit la maison de son enfance, qui jouxtait l’aéroport militaire de Reims. Elle gardait des photos de la cathédrale détruite par l’incendie. Elle avait souffert des privations de la deuxième guerre qu’elle a connue dans Paris. Elle entendra chaque 11 novembre sonner le clairon pour les soldats ensevelis dans le petit carré militaire.

En bordure du cimetière passe la voie ferrée qui dessert la gare Saint Lazare et  la Défense. Cette fille et petite fille de cheminots entendra aussi le passage régulier des  trains. 

Enfin, chaque nuit, elle entendra passer les sangliers et les chevreuils, s’envoler les faisans dans la forêt voisine, que son mari Maxime ne pourra plus chasser.

Elle était une femme de devoir. Chaque matin elle préparait nos vêtements et notre déjeuner. Chaque soir en repassant ou en faisant la cuisine, elle surveillait nos leçons. Elle était aux petits soins pour son mari. Elle préparait ses vêtements, faisait les repas, plumait le gibier qu’il ramenait. Lorsqu’il est mort, elle se demanda ce qu’elle avait pu faire pour qu’il parte le premier. Elle avait pourtant toujours préparé ses affaires, était venu le voir à l’hôpital. Et elle ne voyait pas qu’il était mort du trop d’amour qu’il lui portait, aveuglée qu’elle était par la maladie. 

Elle tenait son ménage avec une inventivité pratique qui ne cessait de stupéfier. De la machine à tricoter à l’éplucheuse de patates, elle entassait les objets les plus divers, qu’elle adaptait à ses besoins. Elle avait grandi dans un temps sans appareils ménagers. Il fallait remplir la cuisinière de charbon pour faire à manger, se laver dans l’eau tiède d’une bassine, aller au lavoir pour nettoyer le linge. Elle savait  faire des conserves, des apéritifs, coudre, faire du tricot, des canevas, des objets en rotin.  Elle avait gardé ce souci d’adapter tout aux besoins de sa maison. 

Je ne pourrais jamais lui présenter mes petits enfants. Ma sœur a pu le faire. Lorsque son petit fils Marin est né, elle a pu l’amener à la maison de retraite. Une dernière fois maman a souris, a dit quelques mots. La présence du bébé a réveillé ses neurones endormis par Alzheimer. Elle s’est redressée, a fait bonne figure. Une dernière fois elle a voulu montrer qu’elle savait recevoir.

Pourquoi sommes nous là ? Pourquoi souffrir autant ? Maman aurait sans doute dit que c’était notre devoir de faire au mieux pour ceux qui nous entourent. Chacun essaie de faire que le monde soit meilleur, et qu’un jour nous puissons entendre Didier pleurer.

Et une pensée pour Franck qui savait s’occuper de ses proches et de ses amis.

Merci à Laurence de m’avoir raconté ce que maman lui a dit ; merci à ma cousine Mireille d’avoir rassembler ses souvenirs sur cette époque.

Recette de fabrication d’une corbeille en rotin